STRUCTURES INACHEVEES
Remarques liminaires
Gestalt est un mot allemand qui signifie
forme, structure. Pour évoquer
la Gestalttheorie, on dit en France Psychologie de la Forme.
Pour parler d'un ressenti, d'une émotion, d'une perception,
d'une pensée occupant le champ de conscience ou installée
dans l'inconscient, j'utiliserai ici le terme de structure.
Avant de devenir l'un des concepts centraux de
la Gestalt Thérapie,
le concept de Gestalt inachevée a d'abord été développé dans
le cadre de la Gestalt-psychologie, en particulier par Blyuma
Zeigarnik (une élève de Kurt Lewin) qui démontra
qu'on se souvient bien mieux d'une tâche non terminée
que d'une tâche terminée. Cet effet Zeigarnik est
utilisé par certains enseignants, mais aussi, parait-il,
dans la publicité.
Définition
Il y a structure inachevée, chaque fois
qu’une
partie de l'énergie d'une personne (ou d'un groupe) reste
mobilisée
- momentanément, durablement ou définitivement
- dans une incomplétude, une insatisfaction, une attente.
On peut rapprocher cette définition d'une formule de
Kretch et Crutchfield: "Aussi longtemps que reste
bloquée
l'aspiration vers une fin, le champ cognitif tend à se
réorganiser de façon à réduire
la tension induite par la frustration" (Théories
et problèmes de psychologie sociale. Paris. Presses
Universitaires de France, 1952).
Plus l'inachèvement d'une structure mobilise
d'énergie à un
moment donné, moins il en reste pour une autre activité (écoute,
réflexion, activité non machinale…). Dans
les cas les plus graves, toute activité devient impossible.
C'est le cas dans certaines pathologies obsessionnelles.
Le cycle du besoin
Du point de vue de la Gestalt Thérapie,
l’inachèvement
peut se situer en des points différents du cycle du
besoin :
1- Le besoin n’est pas reconnu ou n’est pas identifié correctement.
Harold se sent tendu mais pense qu'il s'agit d'une simple fatigue… Chez
Clara, c’est une habitude installée dès l’enfance
de traduire par des larmes, les colères qui lui étaient
alors interdites. Pleure ! Ça te soulagera, lui dit-on.
Mais pourquoi serait-elle soulagée puisque l'émotion
réelle la plus importante pour elle, n'est jamais déchargée…
2- Le besoin a été identifié correctement
mais l'environnement actuel ne fournit pas ce qui permettrait
de le satisfaire.
Antoine qui s'est vu refuser l'autorisation de sortir et
qui sent de plus en plus impérieusement les exigences de sa
vessie, concentre toute son attention sur la stratégie à déployer
pour être le premier hors de la classe quand la cloche
enfin le libèrera… Plus rien d'autre n'a d'intérêt
pour lui dans une telle épreuve. Claudia s'intéresse
réellement à l'histoire mais de midi à treize
heures, la course immobile des aiguilles de l'horloge mobilise
fortement son attention et les temps passés perdent alors
beaucoup de leur attrait. Ventre affamé n'a pas d'oreilles… Peut-on
trouver meilleure illustration de la théorie gestaltiste
que ce dicton…
3- La satisfaction complète est interdite
ou impossible.
C'est ce que vivraient nombre de couples dans leur vie sexuelle
quand l'orgasme ne peut être atteint, selon Wilhelm Reich
qui parle de stases sexuelles[2] et voit dans leur accumulation
une source importante de névrose. Il observe que beaucoup
d'hommes possèdent la puissance éjaculatoire sans
avoir la puissance orgastique…
(Le mot "stase" s'éclaire si on considère
l'orgasme comme sortie de la stase (ex-stase se simplifiant en
extase)
- Cf Wilhelm
Reich : Fonction de l'orgasme, l'ARCHE, 1952)
TYPOLOGIE DES STRUCTURES INACHEVEES
- Structures inachevées physiologiques
Un obstacle s'oppose à la satisfaction
du besoin physiologique: faim, soif, besoins d’excrétion,
besoin de respirer, de bouger…
- Structures inachevées psycho-physiologiques
J'ai déjà évoqué les stases sexuelles
de Wilhelm Reich disciple dissident de Freud. On pourrait parler
aussi par exemple, des sensations d'étouffement dans lesquelles le besoin d'élargir
fortement sa respiration traduit bien souvent une impatience-souffrance
de caractère psychologique…
- Structures inachevées cognitives
Il arrive qu'on éprouve le besoin de vérifier
le sens d’un mot, de retrouver l’identité d'une
femme qu'on vient de croiser, etc. La nuit, certains auront
besoin de savoir l'heure pour pouvoir se rendormir… Quand
l'interrogation est futile, elle n'est qu'un parasitage à éliminer
au plus vite. Mais quand elle porte sur des questions importantes,
elle peut au contraire devenir une précieuse source
d'énergie
pour l'étude et la recherche. Le rôle de l'enseignant
devrait être - entre autres – de stimuler la soif
de découvrir et de comprendre, autrement dit, de favoriser
l'installation de structures inachevées cognitives chez
ses élèves… Au lieu d'être en toutes
circonstances, celui qui fournit la connaissance, il devrait être
de plus en plus celui qui aide l'élève à trouver
cette connaissance, à distinguer l'essentiel de l'accessoire,
etc.
-Structures inachevées cognitivo-émotionnelles
Certaines interrogations renvoient à des enjeux émotionnels
plus ou moins importants :
Qui est mon père ? Pourquoi m'a mère m'a-t-elle
abandonné ? Pourquoi m’a-t-on puni ce jour-là ?
Pourquoi ne puis-je entendre cette voix sans plonger dans l'angoisse
? Pourquoi suis-je si triste le jour de mon anniversaire ?
Les interrogations peuvent fonctionner en boucle, dans un ressassement épuisant
ou au contraire servir de terreau à une élaboration
qui permet de remanier toutes les vieilles images de l'enfance.
- Structures inachevées relationnelles
"
Ma collègue ne m'a pas salué ce matin… Est-ce
qu'elle est fâchée ? Est-ce qu'elle ne m'a pas vu
?" A partir de ce léger écart à une
habitude de 20 ans, certains iraient tout simplement vérifier
auprès de l'intéressée. D'autres vont passer
en revue différentes hypothèses, mobiliser leur
mémoire sur les rencontres récentes, les thèmes,
les mots, les gestes, les silences…
"
Hier à la cantine, j'ai dit que je broie du noir en ce
moment. Mon copain antillais est resté silencieux. J'ai
bien peur qu'il ne m'en veuille…"
"
Je voudrais bien lui dire ma sympathie; je suis sûre que ça
lui ferait du bien mais je ne sais pas comment lui dire… Chaque
fois qu'on travaille ensemble, je compose des phrases dans ma
tête, mais aucune ne me semble vraiment à la hauteur
de ce qu'il vit…"
"
Je t'aime, mais je ne sais comment te le dire…"
"
J'ai été blessé par votre réflexion
mais j'ai fait comme si elle ne m'avait pas touché. Depuis
elle reste en moi, plantée comme une écharde… Je
ne cesse d'y songer…"
Bouderie: Elle est là, fermée, le regard absent,
le silence épais. "Je t'en veux mais je n'arrive
pas à te le dire. Te le dire, ce serait déjà te
donner quelque chose. Je n'arrive pas à te dire mes griefs
et du coup, je ne peux plus rien te dire d'autre, plus rien te
demander, pas même le sel, plus rien accepter de toi, pas
même ce chocolat que j'adore…"
C'est évidemment dans les structures inachevées
relationnelles de groupe que la mobilisation de l'énergie
sera la plus spectaculaire, puisqu'en plus des ressassements
privés, les conciliabules en sous-groupes (et plus éventuellement)
vont se multiplier, débordant largement la pause-café.
Il est aisé d'imaginer que la production va baisser notablement.
L'énergie disponible d'un groupe à un moment donné se
répartit entre :
EP : énergie de production (celle consacrée à la
réalisation de la tâche, du programme, à la
découverte de solutions, à une prise de décision
concrète…)
EC : énergie de conservation (celle qui est consommée
pour éviter la dislocation du groupe, maintenir un niveau
d'acceptation réciproque suffisant)
Si l'animateur s'est trop exclusivement centré sur la
tâche et a négligé la gestion de l'affectivité et
du relationnel, EC peut devenir forte au point d'absorber toute
l'énergie disponible. (Cf. Anzieu et Martin, La dynamique
des groupes restreints, PUF)
Souvent structures du court terme, les structures inachevées
relationnelles réveillent et nourrissent des structures
inachevées émotionnelles installées dans
le long terme.
- Structures inachevées émotionnelles
Un besoin psychologique essentiel (besoin d’amour, d’écoute,
de reconnaissance, etc…) ne parvient pas à se
satisfaire…
Des deuils sont refusés par déni d'une réalité trop
insupportable
"Je me demande si ma mère m'a jamais aimé" (Mon
intuition d'enfant, c'était qu'elle ne m'aimait pas
mais mon besoin d'être aimé par elle était
si fort que je n'ai jamais pu me résoudre à conclure.
Aujourd'hui encore…)
" Je n'arrive pas à accepter que mon père soit mort;
parfois je me rends compte que je raisonne comme s'il était
simplement en voyage…"
Des émotions accumulées depuis la première
enfance (colère, rage, détresse, terreur…)
sont réveillées par un incident actuel et tentent
de se décharger. La présence d’émotions
non déchargées est souvent révélée
spectaculairement par les phénomènes de réactivation. Le
décalage souvent massif entre l'intensité de la réaction
et l'insignifiance de l'incident doit attirer l'attention
et permettre une plus grande lucidité.
Elle se repassait parfois un vieux film de
John Ford, les Raisins de la Colère. Sans bien comprendre pourquoi, les affectueuses
retrouvailles de Tom avec sa mère lui arrachaient des
larmes chaque fois. Comme elle s'était rendu compte que
ces larmes la soulageaient, bien loin de se retenir, elle les
encourageait plutôt…
Refermer une structure, c'est retrouver de l'énergie
Les structures inachevées émotionnelles - quand
elles sont nombreuses et massives - ont pour effet de priver
la personne de l'essentiel de son énergie et d'installer
un état dépressif.
L'ambition des thérapies émotionnelles sera justement
d'aider la personne à refermer dans de bonnes conditions
les structures inachevées émotionnelles et à gérer
autrement les structures inachevées relationnelles.
Igor Reitzman
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