Violences des exclus
et stratégie
de la droite bonapartiste
En
novembre 2005, les
cités
avaient fourni une brûlante
illustration
pour la thèse centrale de mon livre paru en 2002.
Une thèse que le titre résume bien :
Longuement
subir puis détruire
Quand elle s'acharne sur les mêmes,
l'injustice sociale provoque les tempêtes
qui nourrissent les discours du Grand Nettoyeur.[*]
I- Violences de dominés
Beaucoup de jeunes
sont installés
très tôt dans l'échec par l'école
(cf. De la violance
de l'Ecole à
l'agression de l'élève), puis interdits
d'emploi et privés d'un logement autonome à partir
d'un prénom, d'une couleur, d'une adresse. Personne
ne leur a appris à réfléchir vraiment, à se
distraire d'une façon épanouissante, à s'exprimer
autrement que par la violence. Formellement, ils sont libres,
ils peuvent faire de leur journée ce qu'ils veulent. Ils
ont le droit de jouer au golf, de faire du tennis, de la natation,
du cheval… Ils ont même le droit de travailler !
De quoi se plaignent-ils ?
La prison de la vacuité sans
horizon
En réalité, ils n'ont que le droit de tuer le temps
365 jours par an, sans le revenu qui leur permettrait d'accéder à ces
biens matériels que" la télé ne cesse
de leur faire miroiter comme la vraie vie.
En réalité, ils sont en prison, une prison sans
barreaux, la prison de la vacuité sans horizon, la prison
de la misère matérielle, culturelle et psychologique.
Ces déterminants, très largement
partagés, viennent - pour une poignée de jeunes
- se combiner à une intense destructivité lorsque
l'environnement de leurs premières années fut particulièrement
persécuteur ou indigent.
Hier les voitures, aujourd'hui les autobus,
demain…
Dans cette prison de la vacuité sans horizon, les plus
familialement défavorisés, vont fournir les explosions
flamboyantes d'une rage collectivement cultivée.
La rage est bien différente de la colère. L'adulte
est maître de sa colère, elle lui donne de la force.
Eux, ils sont possédés par la rage, et par instants,
elle les submerge et les pousse dans des conduites détestables,
autodestructrices et parfois monstrueuses qui peuvent être
lues comme des réponses désespérées à la
monstrueuse injustice dont ils se sentent les objets. Amertume,
sentiment d'impuissance, peur, potentiel de destructivité gonflé jour
après jour par toutes les humiliations, toutes les frustrations,
tous les rejets… Tout cela forme un mélange détonant
d'autant plus proche de la déflagration qu'il est partagé.
Que certains jeunes sortent brutalement de l'amertume résignée,
cela ne peut surprendre. Ce qui est surprenant, c'est qu'ils
aient attendu si longtemps...
Sur qui, sur quoi passer
sa rage ?
Les vrais privilégiés sont
loin, abstraits, dans un autre monde, avec des gardes du corps,
des
garages,
des caméras
de surveillance et des portes blindées.
Détruire
la voiture du voisin, lui faire perdre son emploi à temps
partiel, discréditer encore un peu plus
le quartier, c'est réaliser le nivellement
par le bas, le malheur pour tous, la seule forme
d'égalité
envisageable pour eux, dans notre société en
voie de précarisation généralisée.
Parmi ceux qui ont acquis
la conviction
que jamais il n'y
aurait
de place pour eux dans la République, il
y a les jeunes qui choisissent pour survivre, la
délinquance
et la discrétion. Mais il y a aussi (j'en
ai parlé plus haut) ceux qui ont connu, dès
leur plus tendre enfance, les plus généreuses
distributions de coups et d'humiliations. Ceux-là se
regroupent parfois pour revivre indéfiniment
leur première socialisation. Tantôt
ils tabassent en bons Pères Fouettards,
tantôt ils
se font tabasser en mauvais fils fouettés.
Tout cela ne trouble pas la France
d'en haut
celle qui organise notre société pour le
meilleur (la bonne
société, les élites si chères à M.
Finkielkraut et aux autres journalistes de cour)
et pour le pire (la "racaille" que dans l'Ancien
Régime, on
appelait plutôt la canaille. "Balayez-moi cette canaille
!" hurlait
de son carrosse, le prince-évêque à ses valets. Le Karcher
et les canons à eau restaient à inventer…).
Cette France d'en haut n'est pas forcément atterrée par les voitures
incendiées et la casse d'équipements collectifs, puisque les victimes
sont pour l'essentiel, des gens de la France d'en bas, celle qu'on appelle aujourd'hui
la Sous-France. Des gens qui n'ont pas de garage mais un petit emploi à temps
partiel.
Et
la
voiture qui leur permet de l'exercer, devient le symbole dérisoire d'un
minuscule privilège. Minuscule mais insupportable pour certains, car sous
leur nez chaque jour.
Le feu pour eux, c'est aussi le moyen infantile
et tragique d'accéder enfin, grâce aux médias, à une reconnaissance
que la famille et l'école leur ont toujours refusée.
II- Violance de dominants
A l'opposé de ces violences de dominés,
sans projet, pitoyablement destructrices et fortement impopulaires,
la violance des princes
qui nous gouvernent est rationnelle et discrète pour
l'essentiel. Elle se déploie avec la froideur bureaucratique
qui convient. Tout est calculé, même les bavures
verbales et les bavures meurtrières. . Il faut que ça
flambe suffisamment pour que le discours musclé soit
apprécié dans les chaumières. Mais pas
trop tout de même, car on finirait par se demander ce
que fait Monsieur le Ministre de l'Intérieur (Rappelez-moi
son nom ?).
Le Grand Nettoyeur est arrivé,
avec son état-major de conseillers en communication.
Grâce
aux sondages – son pain quotidien – il sait ce
qu'il faut dire, quand il faut le dire et avec quels mots pour
caresser
dans le sens du poil, une population qui souffre et qui a peur.
Le Grand Nettoyeur rêve de dépasser
les 80% de Chirac dès le premier tour. Il n'a pas besoin
que toutes les voitures brûlent pour obtenir la sympathie
d'une partie massive de la population. Quelques milliers ont
suffi
pour que
les sondages lui attribuent 10 points de plus. Sachant qu'avec
13 nuits de désordre et deux discours qui promettent
le retour à l'ordre, le ministre de l'Intérieur
est passé de 51% à 61%, calculez combien de nuits
de désordre sont encore nécessaires pour gagner
encore 20 points et se hisser à 81. Vous aussi vous
avez trouvé..?
Certes, ce calcul est fruste et prend en
compte un nombre dérisoire
de variables. Le moment le mieux choisi
pour remettre en activité les volcans, doit être
suffisamment proche de l'élection ; et le discours
du Grand Nettoyeur doit comporter des promesses plutôt
que le bilan de son action passée.
Si les provocations
des amis
de l'ordre ne suffisent pas à rallumer les incendies,
il suffira d'inviter les Chaînes à repasser
les vieilles images sous prétexte de célébrer
l'anniversaire des nuits de novembre 2005 : Voyez, braves
gens, ces carcasses de voitures calcinées ! Et chacun
pense à la sienne. Si elle brûlait cette nuit,
plus d'emploi, un revenu qui s'effondre, des traites impayées,
l'expulsion du logement, la clochardisation… Habilement
manipulées, l'angoisse sociale et l'exaspération
atteignent un paroxysme et provoquent un rétrécissement
du champ perceptif et une régression à des
modes de pensée plus élémentaires.
On
leur désigne avec insistance ces populations d'où leur
vient tout le mal ; et dans leur légitime indignation,
ils en oublient de regarder le doigt, et le bras long derrière
le doigt, et au-delà du bras, le visage bienveillant
du Grand Manipulateur [1].
La démagogie sécuritaire
S'intéresser aux processus complexes qui rendent certains
jeunes un peu fous, s''intéresser à ce que serait une
prévention vraiment efficace[2], ce
n'est pas leur affaire. Terrorisés,
ils rêvent de terroriser ces "voyous". Il faut
mettre en prison toute cette "racaille" qui sème
le désordre et pourrit la vie des honnêtes gens.
Les prisons sont déjà surpeuplées ? !
Qu'on rétablisse la peine de mort ? Qu'on rouvre des
camps de concentration ! Qu'on remette en service des bagnes
dans nos
territoires d'Outre-mer ! Qu'on décuple les effectifs
de policiers, de CRS et de gardiens ! Créer des emplois,
c'est bien ce que veut le peuple ? Il y a de la popularité à gagner
par là. Et pourquoi ne pas construire des maisons de
correction dans lesquelles l'encadrement serait confié à des
CRS et qui accueilleraient, dès l'âge de 4 ans,
tous les voyous. On pourrait les appeler Centres de Prévention
Renforcée, pour faire plaisir à ceux qui
veulent en plus de la prévention…
Le désordre établi
et
ses explosions sporadiques
sont le principal atout
du Parti de l'Ordre
Le génie n'est pas indispensable pour
mettre en place cette résistible stratégie.
La mémoire
historique suffit. Il suffit de se souvenir par exemple des
années
60 : De 1965 à 1967, la Gauche avait augmenté d'un
tiers le pourcentage de ses voix. Sauf accident, elle devait
aisément gagner au scrutin suivant. L'accident historique,
ce fut la flambée
étudiante de mai 68, avec ses rues dépavées,
ses barricades, ses voitures incendiées. Elle permit
au Président de la République de dissoudre
aussitôt l'Assemblée
nationale et
la Droite put regagner dès juin, 104 sièges
(passant de 281 à 385), tandis
que
la gauche perdait 102 sièges (197 sortants, 95
élus). C'est mai 68 qui permit à la Droite
de se maintenir au pouvoir 13 années
de plus…
Des émeutes permettent au Parti de l'Ordre
de retrouver une popularité perdue. Des attentats spectaculaires
assurent parfois un résultat comparable. Un exemple récent, ce
sont les attentats du 11 septembre 2001 à New York. Sans qu'on
puisse l'affirmer avec une totale certitude, il y a de bonnes
raisons de penser que les informations détenues par les Services
de sécurité américains auraient permis d'éviter de nombreux morts.
C'est d'ailleurs ce que pensent beaucoup de gens aux Etats-Unis
: Un sondage publié par
Zogby International le 30 août
2004 rapporte que la moitié (49.3%) des citoyens de la
ville de New York et 41% de ceux de l'Etat de New York
pensent que les leaders américains "savaient [...]
et qu'ils ont consciemment failli à empêcher son
exécution".
Ces attentats permirent à Bush petitement élu, de trouver une
forte
popularité, de gagner sa réélection et de se lancer dans les
guerres d'Afghanistan puis d'Irak.
Igor Reitzman
[*] Reprise avec quelques enrichissements, d'un texte mis en
ligne en décembre 2005.
[1] On connaît le discours oriental : Quand le sage
montre la lune, l'imbécile regarde le doigt. Mais
qui décide que le montreur est un sage plutôt qu'un fripon
? Dans cette dernière hypothèse,
quand le fripon montre la lune, l'imbécile regarde la lune, tandis
qu'on lui fait les poches... Bien entendu, au lieu de la lune,
on peut montrer le ciel et le montreur n'est pas nécessairement
un fripon...
[2] Voir sur ce site : Un
système vraiment éducatif
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