Critique des origines
par Marc Riglet
(revue Lire, septembre 2008)
Avec
talent, Shlomo Sand éclaircit les écrits
fondateurs du peuple juif.
Il n'est pas de nation qui ne se soit fabriqué une histoire
imaginaire et inventé des commencements mythologiques.
Songeons, pour notre propre compte, à ces théories
qui, au XVIIe siècle, attribuent aux Français une
glorieuse origine troyenne ou encore qui croient pouvoir nous
faire procéder de deux souches: la franque, pour la noblesse,
et la gauloise, pour les gens du commun, le «droit de conquête» fondant
les privilèges de l'une et la servitude des autres. Lorsqu'il
s'est agi, pour le sionisme, d'écrire à son tour
un récit national, il semblait que lui soient épargnées
des élucubrations de ce genre. Car qui doute, spontanément,
que le peuple juif, de retour sur la terre de ses ancêtres,
descend en droite ligne de celui qui a reçu la Torah dans
le Sinaï, qu'il était, peu auparavant, sorti d'Egypte,
et qu'il avait conquis la «Terre promise» sur laquelle
s'était édifié le glorieux royaume de Salomon
et de David? Qui doute encore du pendant tragique de ce premier
récit? Les deux exils, après la destruction du
premier Temple - VIe siècle avant J.-C. -, après
celle du second - an 70 de notre ère - et puis la grande
dispersion, du Yémen au fin fond de la Russie, sans que,
comme par miracle, les étroits liens du sang qui lient
ces communautés éloignées se soient en quelque
façon altérés. C'est à la critique
de ce morceau de roi de mythologie nationale que Shlomo Sand
s'attache. La curiosité scientifique et le goût
de la vérité animent l'historien. L'inquiétude
de voir son pays incapable de fonder une identité nationale
autrement qu'ethnique mobilise le citoyen.
Le mythe des tribus errantes est coriace; Dans le premier registre,
Shlomo Sand se fait peu d'illusions. Il mesure la puissance intimidante
de la construction théologico-politique du récit
national sioniste. Comme historien, il sait qu'on lui reprochera
de traverser les siècles avec désinvolture et d'excursionner
dans trop de domaines qui excèdent sa spécialité académique
d'historien du contemporain. Et pourtant, quel talent, quelle
science et, ce qui ne gâte rien, quelle écriture!
Pour répondre à la question qui paraîtra à beaucoup
scandaleuse - comment le peuple juif fut inventé? - Shlomo
Sand nous offre d'abord un scrupuleux chapitre sur l'abondante
littérature consacrée aux mythologies nationales.
Il a tout lu, de Renan à Treitschke, de Gellner à Schnapper,
d'Anderson à Hobsbawm. Ainsi nous sont rappelées
les deux conceptions, ethnique et civique, de la nation et aussi
cette réalité plus prosaïque énoncée
drôlement par Karl W. Deutsch: «Une Nation [...]
est un groupe de personnes unies par une erreur commune sur leurs
ancêtres et une aversion commune pour leurs voisins.» Puis
nous partons à la découverte des travaux pionniers
sur l'histoire du peuple juif.
Il est frappant de constater que le «premier essai moderne» sur
le sujet dû, en 1820, à l'historien Isaak Markus
Jost élude, «fort naturellement», la période
biblique. On devine là l'intention de Jost, Juif allemand
engagé dans le processus d'émancipation, et aspirant
d'abord à se fondre dans la communauté nationale
en formation. A l'inverse, L'histoire des Juifs de Heinrich Graetz,
qui paraît un peu plus tard, ancre les origines dans le
récit biblique. C'est, du point de vue historiographique,
la première entreprise d' «invention» du peuple
juif et l'ouvrage devient le livre de référence
des Amants de Sion, les sionistes d'avant Herzl. La ligne droite
entre les Hébreux et les Juifs de la diaspora est tracée.
La construction, collée au récit de la tradition
religieuse, est solide. Aucune critique historique et
archéologique,
pourtant féconde, ne viendra l'ébranler. Les deux
exils, celui de Babylone et celui du second Temple, qui ne sont
pas moins mythiques que les royautés de Salomon et David,
restent le socle non métaphorique de la dispersion. Quoiqu'il
soit plus raisonnable, pour expliquer la présence maintenue
des communautés juives en Europe et autour du bassin méditerranéen,
de considérer les périodes de prosélytisme,
le mythe des tribus errantes est coriace. On regarderait alors
ces mélanges de mémoire et d'histoire comme une
riche construction idéologico-religieuse à l'usage
d'une jeune nation, si elle n'emportait une conception ethnique
du peuple juif et de l'Etat d'Israël à laquelle Shlomo
Sand ne peut se résoudre. Il déplore amèrement,
en effet, le pénible paradoxe d'une définition «raciale» du
peuple juif dans l'Israël d'aujourd'hui. C'est sans trop
d'espoir qu'il appelle de ses vœux, une conception civique
de la nationalité, avec comme conséquence: une «République
israélienne» qui serait, plus que l' «Etat
juif», digne moralement et, peut-être même,
mieux assurée de sa perpétuité.
Marc
Riglet
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