III-
Genèse
de la destructivité intense
par Igor Reitzman
"Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne
rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules"
(Victor Hugo, Melancholia, 1856)
"Dans une population de rats, 15% environ sont spontanément
tueurs de souris. [..]. En faisant varier l'environ-nement pendant
leur enfance, par exemple en les privant de nourriture, puis
en les mettant en compétition, on peut obtenir 50 à 60%
de rats tueurs. A l'inverse, élevés dès
la naissance avec des souris dans un milieu tranquillisant, la
proportion de rats tueurs devient nulle." Pierre Karli
, professeur de neurophysiologie à Strasbourg (2).
La plasticité des
humains
Elle est infiniment plus forte que celle des rats ; et donc
plus décisif
le poids de l'environnement des premières années.
C'est ce qu'a montré par exemple Margaret Mead. Dans Mœurs
et sexualité en Océanie (1928), l'anthropologue
oppose la culture pacifique des Arapesh élevés avec douceur à la
culture belliqueuse des Mundugumor dont les bébés
sont traités plus durement.
Dans la quasi-totalité des cultures, depuis l'Antiquité, le devoir
de correction est prescrit aux parents avec une grande continuité.
Il peut se résumer dans la formule biblique : Qui aime son fils
lui prodigue le fouet" (3). Ce devoir de correction solidement installé par
la tradition autorise ce qu'on appelle aujourd'hui des violences éducatives
ordinaires (4), à distinguer évidemment des maltraitances,
celles qui, laissant des traces trop visibles, vont susciter l'indignation.
Dans la période (5) qui nous intéresse (1880-1920), cette indignation
est encore une denrée rare. Dans ces sociétés où l'enfant
surabonde, il y a encore une formidable indifférence à sa souffrance
et la plupart des médecins choisissent le déni face aux mauvais
traitements les plus avérés .
A toutes les époques, les sociétés ont façonné – avec
l'alibi du devoir de correction – les massacreurs et les tortionnaires
dociles dont les princes avaient besoin. Aujourd'hui, on perçoit enfin
plus clairement les processus qui relient les souffrances privées
de l'enfance aux drames qui ensanglantent les nations (6).
Une destructivité non universelle
Comme la combativité (7), la destructivité est
une énergie
agressive stockable permettant l'action, celle-là pour la vie et
la réussite, celle-ci pour la souffrance et la mort. Installée
en relation avec le besoin de se venger et/ou de se punir, la destructivité est
massive chez ceux qui ont subi massivement la maltraitance, modérée
chez ceux qui n'ont connu que les violences éducatives ordinaires,
elle peut aussi n'être tournée que contre soi-même.
Lorsqu'elle est en place chez un sujet, elle se nourrit aussi bien des
humiliations les
plus cuisantes que des frustrations les plus minces et des souffrances
collectives les plus dramatiques (la guerre, le chômage...). La mémoire émotionnelle
enregistre et classe les scènes pénibles en même temps
qu'elle stocke les quantités d'énergie destructrice qui leur
sont associées. Puis le refoulement intervient. Ce faux oubli n'élimine
pas l'énergie négative accumulée mais installe la
cécité sur
l'origine de cette violence énorme, angoissante que l'individu découvre
parfois en lui.
Longuement subir
La destructivité ne se nourrit pas seulement des coups et des humiliations,
mais aussi des carences, des frustrations lourdes, des exigences persécutrices.
Lorsque la protestation est fortement réprimée, l'enfant - face
aux parents puis face à toute autorité - s'habitue à refouler
sa réaction hostile. Mais cette violence retenue, stockée finira
nécessairement par s'écouler. Contre qui ? Comment ? Quand ?
Parfois, c'est déjà le lendemain, dans la cour, sur un plus petit.
Quand son père justifie les coups de ceinture en lui disant que c'est "pour
son bien", Kurt ne peut que le croire : comment à 4 ans pourrait-il
voir le réel autrement que par ce que son père en dit. Libérant
l'adulte du sentiment de culpabilité, cette justification rassurante
pour l'enfant le conduit à prendre pour vertu à imiter ce qui
n'est que vengeance tardive inconsciente...
Gestion de la destructivité
Dans les sociétés civilisées, l'inhibition
des destructivités
individuelles est plutôt la norme. Divers éléments
y contribuent comme la peur de l'enfer, du gendarme, du juge, de
la prison, de la réprobation
publique, le poids de l'interdit, le désir de préserver
l'estime de soi et des autres. Mais toutes ces barrières
s'effondrent lorsque l'Etat lui-même organise la persécution
de manière progressive,
avant d'ordonner le meurtre. Assassiner peut alors satisfaire un
besoin d'approbation sociale et d'intégration dans son provisoire
groupe d'appartenance. La soumission peut aussi fonctionner comme
alibi, un alibi encore plus irrécusable
lorsque l'ordre vient du Chef Suprême. L'homme étant
comme on le sait, un animal rationalisant, lorsqu'il est assiégé par
des envies meurtrières, il ressent souvent le besoin de
se justifier à ses
propres yeux par l'invocation de quelque valeur prestigieuse :
la Patrie, Dieu, le Peuple, la Race, la Science… ou plus
prosaïquement par les ordres reçus.
D'autres éléments facilitent le passage à l'acte
: l'alcool, le collectif, la survalorisation de son groupe, la
déshumanisation des
victimes par le discours (des sous-hommes, des rats, des
parasites répugnants
dont il faut se débarrasser au plus vite), mais aussi
leur déshumanisation physique et matérielle la
plus extrême.
Et en
cohérence, dans
la langue du IIIème Reich, extermination se
déguise
en Solution finale et gazage en traitement,
des expressions neutres qui visent à soulager
les consciences délicates que Dachau aurait épargnées.
(1) Et s'il faut en croire J.-P. Rioux (La Révolution
industrielle, Points Histoire, 1989), le contremaître sait
aussi manier le fouet…
(2) P. Karli, L'homme agressif (O. Jacob, 1987)
(3) Siracide, XXX, 1 encore cité dans le Catéchisme
de
l'Eglise
Catholiquede 1997, p. 360
(4) Cf. www.oveo.org/
(5) Pour celui qui veut comprendre ce que fut l'enfance des cadres du IIIème
Reich et des cadres de Vichy par exemple, c'est à cette période qu'il doit se reporter (Hitler est
né en 1889, Xavier Vallat en 1891, Göring en 1893, Goebbels et Darnand
en 1897, etc.
(6) Alice Miller : C'est pour ton bien, Aubier, 1984
- http://www.alice-miller.com/
(7)
dont l'assertivité constitue la modalité essentielle
(8) On peut trouver sur mon site, des développements plus nourris, plus
nuancés
dans
Longuement subir puis détruire
Genèse de la destructivité
gestion de la destructivité
C'est le dernier des 3 articles parus en 2007-8 dans la Lettre,
bulletin du Cercle d'étude de la Déportation et de la Shoah - - Amicale d'Auschwitz http://www.cercleshoah.org/
Il s'agissait de condenser, chaque fois en une page,un des thèmes qui avaient été développés dans les cinq journées de la formation de 2001.
Je vous invite à regarder les deux premiers articles :
I- La soumission
II- De l'éducation au dressage
en Europe à la fin du 19° siècle
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