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de survie de l'oligarchie démocratique
Conditions de survie
de l'oligarchie démocratique
Pleins feux sur les procédures
Silence sur les processus
Il ne faut pas que l'Etat tombe en des mains innocentes
Dans un système fondé sur l'élection, deux
variables deviennent décisives : le personnel politique
qui s'offrira aux choix des électeurs et les électeurs
eux-mêmes.
Pour que l'Etat ne tombe pas en des mains innocentes, il faut
veiller à la formation et à la sélection
de gens qui resteront fidèles pour l'essentiel aux grands
choix de société sur lesquels nous vivons depuis
l'instauration du Code Civil. Les Facultés de droit
et de sciences économiques, les Instituts d'Etudes Politiques
et l'Ecole Nationale d'Administration garantissent la formation
conforme d'une fraction importante de ce personnel. Les appareils
des partis politiques installés assurent le filtrage
et la promotion des ambitieux qui pensent bien. Il faut aussi
façonner
convenablement les électeurs afin qu'ils continuent à répartir
bien sagement leurs voix entre les différentes fractions
convenables de la classe politique.
Le processus complexe de fabrication de
l'électeur
La fabrication des élus comporte en somme deux grandes étapes
: la fabrication de l'électeur puis la fabrication
de l'élu, c'est-à-dire l'élection proprement
dite. Dans la seconde étape, ce qui est le plus apparent,
c'est la procédure, le formalisme : l'urne, l'isoloir,
le bulletin et la traduction des voix en sièges (mode
de scrutin avantageux, découpage astucieux des circonscriptions).
La très forte médiatisation du final de cette
procédure
contraste avec le silence qui entoure le processus - complexe,
indéfini - de fabrication de l'électeur. Dans
ce processus, interviennent trois rouages importants : l'école,
les médias et les appareils politiques.
L'école - J'ai déjà évoqué largement
(à propos des violences symboliques ) cette école
qui enseigne sans éveiller, qui entasse le savoir
dans les têtes dociles et installe le rejet de toute
connaissance dans les têtes rebelles, qui évite
tout surgissement collectif de l'esprit critique et qui écarte
le plus grand nombre de la compréhension des mécanismes à l'oeuvre
dans la vie politique et économique. (L'Etat, dans une
société relativement démocratique comme
la nôtre n'a pas vraiment les moyens d'empêcher un
enseignant particulier de développer l'esprit critique
de ses élèves. Mon jugement sur l'école
dans sa globalité est donc heureusement contredit par
un certain nombre d'exceptions parfois brillantes…)
Il faudrait aussi parler de l'instruction civique à l'école
: La défiance constante dont elle est l'objet de
la part des ministres successifs se manifeste par des signes
sans ambiguïté :
des horaires dérisoires, pas d'enseignants spécifiques,
pas de filière spécifique de formation… Attribuée
en complément d'horaire à des enseignants
de français
ou d'histoire et géographie qui n'ont pas forcément
l'enthousiasme et la compétence, qui choisiront
souvent de décrire des procédures élémentaires
(le conseil municipal) plutôt que d'analyser des
processus (la loi d'airain des organisations ou le rôle
des groupes de pression dans l'évolution
de la législation). Bien sûr, vous allez me
dire que l'essentiel n'est pas là. Même si
les élèves
avaient des enseignants qualifiés et 6 heures d'instruction
civique par semaine, cela ne changerait pas grand'chose,
si la classe reste ce système monarchique façonnant
des sujets plutôt que des citoyens.
Les résultats sont mieux que rassurants : Combien de Français
savent ce que sont les stock options… Combien pourraient
décrire les effets spécifiques du scrutin majoritaire
sur la vie politique… Combien ont été préparés à l'idée
que l'ennemi mortel du mal n'est pas nécessairement le
bien. Ou plus concrètement, combien ont compris que la
haine du fascisme peut déraper en adhésion au
stalinisme et réciproquement...
Les médias - Les médias doivent maintenir la population
dans l'analphabétisme politique tout en lui donnant l'illusion
qu'elle est informée. Il faut donc veiller à ce
que les grands moyens d'information /désinformation restent
entre de bonnes mains. Ce n'est pas si difficile puisque ces
moyens sont tenus soit par l'Etat, soit par de puissants groupes
financiers. L'évolution de grands titres comme Libération
ou le Nouvel Observateur permet de vérifier comment -
quand des poids lourds rentrent dans le capital de l'entreprise
de presse - une ligne éditoriale se modifie à travers
les années, en ménageant le lectorat et la conscience
de rédacteurs coincés entre leur besoin de survivre
et leur attachement à des valeurs non cotées en
Bourse. Une stratégie rentable peut consister à garder
le langage, le style, le format, l'ordre des rubriques, les thèmes,
tout en dérivant avec délicatesse dans les contenus,
en veillant à ne pas mettre en dissonance trop brutalement
les lecteurs traditionnels et les rédacteurs les plus
scrupuleux… Le poids de la publicité des grands
annonceurs dans l'équilibre financier des journaux conduit à des
auto-censures plus ou moins lourdes.
Si vous ne voulez pas perdre la manne venant de BOUYGUES,
ELF, ALCATEL ou la LYONNAISE DES EAUX, il y a des informations
qu'il
vous sera interdit de publier, voire de rechercher… Le
fait est connu depuis trop longtemps pour que je m'y attarde.
Ces grands groupes ont bien compris que le plus sûr est
encore de mettre la main sur une chaîne de télévision,
une radio de grande écoute, plusieurs journaux et revues.
On n'est jamais si bien servi que par soi-même et le travail
d'analphabétisation politique des électeurs passe
mieux quand il est distillé en doses homéopathiques
quotidiennes par une équipe richement motivée et
fortement homogène .
Parmi les éléments innombrables qui tissent la
réalité humaine quotidienne, une poignée
seulement parvient aux organes de presse. Un nouveau filtrage,
totalement volontaire celui-là, va déterminer ce
qui viendra à la connaissance de chaque public. Au très
grand public, celui de la télévision et des radios
de grande écoute, on offre le paquet le plus léger
: le sport, les événements officiels (voyages présidentiels,
petites phrases piquantes du premier ministre ou des leaders
de l'opposition), puis les événements dont il serait
trop scandaleux de ne pas parler (mais rapidement de façon à garder
du temps pour les mondanités), enfin un fait divers
pittoresque ou sordide... L'important n'est pas d'informer
mais de donner
aux gens le sentiment qu'on les informe et qu'en 5,1O ou
30 minutes, on leur a dit l'essentiel.
"Que faut-il penser de ...?"
C'est peut-être dans l'univers médiatique que
se manifeste aujourd'hui avec le plus d'éclat la culture
de la soumission. Ecoutez ces journalistes courtisans qui
interrogent le notable du jour avec de respectueux "Que
faut-il penser de ...?" Ils ne semblent pas s'apercevoir
des contre-vérités
renvoyées avec un admirable sens du flou ; ils se gardent bien de
poser les questions précises qui contraindraient le notable à s'engager
soit dans le mensonge, soit dans l'aveu.
Parler des médias d'une façon aussi globale est forcément
injuste. Ces affirmations ne concernent que les gros bataillons (en pourcentage
des publications distribuées, de l'écoute des journaux radios et
télévisés…). Mais je trouve parfois des articles stimulants
dans des journaux comme le MONDE ou le Canard Enchaîné. J'écoute
avec intérêt beaucoup d'émissions de France-Culture et
de France-Inter.
A relire en 2008 ces pages écrites il
y a plus de 10 ans, je sens la nécessité de
nuancer bien davantage pour ce qui concerne nombre d'émissions sur
France-Culture, France-Inter et Arte, des émissions dont j'admire
la richesse et le courage...
- Quand l'Etat est contraint de mettre en place quelques
réformes secondaires
destinées à donner aux âmes simples le sentiment qu'il se
préoccupe de l'intérêt général, ce sont les
médias qui se chargent de la mise en valeur.
Avec un seul geste, on peut les mobiliser pendant des mois, voire des années
: Le gouvernement étudie… Le gouvernement envisage… crée
une commission… dépose un projet de loi… fait voter… vient
de publier le décret d'application… Pour chacune de ces étapes,
l'information passera sur les ondes plusieurs fois, parfois toutes les heures
pendant une journée…
- Les futilités médiatico-sportives
Ce
sont les médias aussi qui se chargent de mobiliser au maximum l'attention
du grand public sur l'objet médiatico-sportif. Si par exemple, ayant branché mon
transistor dans l'espoir naïf de savoir ce qui se passe dans le monde, j'entends
que DUGENOU a gagné le 400m avec 2 secondes d'avance, je ne perdrai pas
2 secondes à vérifier cette affirmation puisqu'elle n'a pour moi
aucun intérêt. Par contre, je vais regretter de n'avoir pas chronométré le
temps total pendant lequel je me suis résigné (pour une fois) à subir
les futilités médiatico-sportives du jour avant de recevoir - enfin
- quelques informations trop brèves sur 2 des événements
réellement importants de la journée... L'important n'est pas de
savoir si DUGENOU a gagné mais pourquoi sous la rubrique "Informations",
le speaker d'une radio de service public (il vaudrait mieux dire ici "radio
d'Etat") consacre autant de minutes en priorité, aux divers DUGENOU
de la journée et à leurs médailles, pour expédier
ensuite en une seule phrase l’annonce d’une grève du métro.
Le temps nous manque pour vous informer sur les revendications qui ont
conduit le personnel de la RATP à cette décision qui aura des conséquences
pour des centaines de milliers de personnes. Vous ne saurez pas non plus
les arguments de la Direction de la RATP et le point de vue des syndicats
sur ces
arguments.
a) hypothèse individuelle : Cette priorité donnée aux vedettes
du sport au détriment des informations qui concernent le citoyen serait
une initiative personnelle d'un speaker obnubilé par les performances
chronométrées. Cette hypothèse devient de plus en plus inconsistante
dans la mesure où les speakers changent sans que les priorités
soient inversées (d'abord les courses ou le tiercé puis les exploits
sportifs du jour puis s'il reste du temps, on trouvera bien quelque chose à dire à ceux
qui n'auront pas encore éteint ou zappé).
J'avais constaté ce fonctionnement sur France-inter.
Je constate avec plaisir
que ce n'est plus vrai en 2008
b) hypothèse institutionnelle : Il s'agirait non du caprice d'un individu
mais d'une stratégie de décervelage décidée à un
niveau plus élevé : Plus les gens se passionneront pour ces nouveaux "jeux
du cirque", moins ils investiront dans les différents problèmes
de la Cité. L'objectif serait de faire en sorte que les gens non encore
contaminés par le virus médiatico-sportif soient amenés
progressivement à mémoriser les noms des favoris du jour, à se
sentir de plus en plus concernés par le vélo-spectacle, par le
foot-spectacle, par le tennis-spectacle,et qu'ils en viennent à réagir
en chauvins ordinaires face aux supputations les plus puérilement nationalistes
du style : la France obtiendra-t-elle aujourd'hui 3 ou bien 4 médailles
? Sur une aussi grave question, les sportiologues vont se passionner, échanger
de doctes impressions et leurs voix couvriront les informations sérieuses,
quand enfin elles seront diffusées. Pour ceux qui comme moi, sont allergiques à ces énumérations
d'une haute technicité (6.4 - 6.2 - 6.3), pour ceux qui refusent la passivité et
font l'effort d'éteindre avant d'être gagnés par l'exaspération
ou la résignation, il y a une haute probabilité pour qu'ils reviennent
sur la fréquence trop tôt puis trop tard, ratant ainsi les vraies
informations, du moins le peu que la Rédaction a choisi de diffuser.
La tenue en France du Mondial (le championnat du monde de football) aura été l'occasion
pour la presse écrite et audiovisuelle de montrer jusqu'où peut
aller son zèle pour la chose médiatico-sportive.
- Ce sont les médias qui assurent le raffinement, l'emballage et la diffusion
de ce qu'on appelle pudiquement la communication institutionnelle. Ils jouent
en quelque sorte le rôle d'une industrie de transformation, les politiques
ayant fourni la matière première avec l'aide d'instituts de sondage
et d'officines de marketing. Bien cibler la demande, puis ajuster le discours
afin que le public visé entende les mots qu'il a envie d'entendre, sans
que les autres publics en soient indisposés. L'important n'est pas dans
les décisions mais dans l'impression qu'il s'agit de donner. Les politiques
fournissent le discours, les journalistes y ajoutent leur résumé,
puis leur commentaire puis des commentaires sur les commentaires des autres.
Il leur reste ensuite à extraire la petite phrase qui sera immortalisée
pour quelques semaines et servie à tous les repas… Tout l'art consiste à bien
habiller cette petite phrase pour lui assurer une bonne crédibilité.
Il peut arriver qu'une estimable publication comme le Monde propose en titre "MACHIN
veut s'attaquer à la misère", alors que l'article dit en substance
: MACHIN déclare qu'il veut s'attaquer à la misère .
La suite des événements a d'ailleurs montré que MACHIN n'était
pas du tout pressé de s'y attaquer et que la différence entre veutet déclare qu'il veut n'avait
rien de futile…
Igor Reitzman
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