Peut-on réduire à 10 heures
le travail
des enfants de 8 ans ?
Un point de vue libéral en 1837
par
Th. Barrois, filateur de coton, Membre de la Chambre de Commerce,
de la Société des Sciences de Lille et du Conseil
central de salubrité du département du Nord,
lu à la Chambre le 22 septembre 1837 (extraits)
Rapport
fait à la Chambre de. Commerce de Lille sur l'état
physique et moral des ouvriers employés dans les filatures
et particulièrement sur l'état des enfants employés •dans
ces manufactures, ainsi que sur les moyens propres à améliorer
le sort des ouvriers des filatures de Lille. Rapport fait dans
le but de répondre en partie à la circulaire
de M. le Ministre du Commerce en date du 31 juillet 1837
L'horaire
doit être le même pour les enfants
(…) On propose de limiter la durée du travail des
enfants ; mais probablement, on ne fait pas attention qu'on ne
peut céder à cette idée philanthropique
sans restreindre, et dans les mêmes limites, le travail
des adultes, parce que le concours des enfants, s'il est nécessaire
une partie du temps, l'est toujours, puisqu'il s'agit de soigner
les machines qui, marchant uniformément, ont toujours
besoin du même service. Personne n'ignore que le fileur
de coton ne peut travailler sans rattacheur. Comment
alors pouvoir régler les travaux d'une manufacture dans
laquelle le temps du travail serait au plus tel qu'on le demande
c'est-à-dire de :
10 heures pour les enfants de 8 à 10 ans
12 heures pour les enfants de 10 à 14 ans
13 heures pour les enfants de 14 à 16 ans
Interdire
le travail de nuit ?
C'est inutile
On propose aussi d'interdire le travail de nuit, mais c'est
là un choix bien inutile parce que cela coûte beaucoup
de frais d'éclairage et que l'expérience a prouvé qu'on
n'obtenait ainsi d'ouvriers fatigués que peu de travail
mal fait, et enfin que cela était contraire aux intérêts
des filateurs qui ne peuvent faire de bon ouvrage qu'au moyen
d'ouvriers en bonne santé. L'expérience a prouvé aussi
qu'on n'augmentait guère le produit d'une filature en
prolongeant la journée au-delà de certaines limites.
Ces principes sont encore méconnus par plusieurs fabricants
peu éclairés et peu observateurs, mais il est à croire
qu'on remédierait au mal par des rapports et des avis
des conseils de salubrité et des autorités locales
qui seraient rendus publics par des affiches, des circulaires
et des discours publics ; il suffirait de faire savoir
aux enfants qu'il y a des abus commis à leur préjudice.
Il suffira donc de l'expérience guidée par les
bons avis de l'autorité pour fixer la durée du
travail des enfants selon les localités et les travaux,
et non à la loi, qui ne pourrait entrer dans les considérations
particulières.
Ils ne travaillent pas vraiment 15 heures
Il n'est point bien facile d'ailleurs de connaître le
temps pendant lequel chaque ouvrier travaille effectivement.
Dans ma filature, par exemple, il y a quatre ouvriers aux métiers
en fin, pour un travail qui se fait couramment avec trois et
pour lequel deux peuvent suffire pour quelque temps. Les longues
journées sont de 15 heures pendant lesquelles le métier
doit travailler. Mais là-dessus, les ouvriers s'entendent
pour prendre le temps nécessaire pour leurs trois repas
et pour différents repos, et malgré le soin que
je prends pour faire travailler 15 heures, les produits calculés
d'après la vitesse bien connue du moteur prouvent que
les ouvriers actifs ne travaillent terme moyen que 72 heures
par semaine, ce qui différerait peu des 60 heures que
dure le travail des jeunes ouvriers anglais, si ces derniers étaient
occupés pendant tout le temps.
Un épuisement
plus grand
chez les collégiens
que chez les enfants en usine
Le travail des enfants dans les filatures est fort long à la
vérité, mais il n'emploie ni la force corporelle
ni les facultés intellectuelles ; il ne fait qu'exercer
leur adresse. Et quoique le travail des jeunes gens qui suivent
les cours universitaires soit moins long, il les fatigue beaucoup
plus. Probablement on trouverait qu'il meurt en proportion plus
de jeunes gens parmi les écoliers que parmi les ouvriers,
car souvent on entend parler de jeunes gens de l'un et de l'autre
sexe, morts par suite du travail forcé de leurs études,
et nous ne voyons jamais les jeunes ouvriers mourir par excès
de travail. Si ceux des grandes villes ont mauvaise mine, cela
tient à l'exiguïté de leur habitation et non à l'atelier.
Je ne crois pas d'ailleurs qu'ils soient plus délicats
que les jeunes gens des collèges ni que les ouvriers adultes
se portent moins bien que les avocats, les médecins et
tous les hommes qui se livrent à un travail purement
intellectuel.
Le
plus malheureux,
c'est encore le rentier
Ce n'est pas que je prétends que le travail des enfants
dans les filatures ne nuise jamais à leur santé, à leur
développement et à leur instruction ; je suis persuadé au
contraire qu'il leur nuit souvent : mais on peut en dire autant
de tous les états. Depuis la pauvre ouvrière des
champs qui reçoit sur ses pieds nus la rosée du
matin, le mineur qui travaille courbé et privé de
lumière et le moissonneur qui est brûlé par
le soleil, jusqu'au savant que l'étude condamne et l'homme
d'État que les soucis accablent, tous nous avons à souffrir
de notre profession. Nous avons été condamnés
au travail, il faut subir notre peine et le rentier qui ne fait
rien est plus tourmenté par les maux qu'il se crée
que les autres par leurs travaux.
Limiter la
journée de travail des enfants ?
Ce serait une "petite tyrannie tracassière"
Mais que nous nous livrions au travail avec plus ou moins d'ardeur,
ce n'est point un motif suffisant pour que l'État veuille
se mêler, comme il l'a fait en Angleterre, d'imposer aux
Noirs un minimum de travail et aux ouvriers filateurs un maximum.
En France où le père de famille a déjà tant
de charges, où l'État lui prend son fils pour le
service militaire dès qu'il est parvenu à l'âge
où il peut aider ses parents, au lieu de le rétribuer
par l'impôt du pauvre comme on le fait en Angleterre, on
ne lui imposera point une nouvelle charge en arrêtant sa
puissance lorsqu'il ordonne à ses enfants de partager
ses travaux. On n'entrera point dans une voie absolument contraire à notre
législation, à l'esprit de notre gouvernement,
pour faire sans motif une petite tyrannie tracassière,
pire que celle des anciens corps d'arts et métiers. Bientôt,
au moindre trop-plein, nous verrions les industries réclamer
des entraves et dans d'autres temps des industries rivales se
faire une guerre en s'imposant des gênes.
Ce serait contraire à la
morale religieuse.
Il en résulterait les plus graves désordres
Enfin on ne fera point une chose contraire à la morale
religieuse qui, en prescrivant que les enfants seront soumis à leurs
parents et qu'ils les honoreront, n'entend point sans doute qu'ils
ne partageront point leurs travaux et qu'ils les laisseront dans
la misère en employant leur temps pour chercher dans les écoles
les moyens de s'élever à une condition supérieure à la
leur. Eh quoi, Messieurs ! On voudrait que les parents restassent
dans les ateliers deux heures de plus que leurs enfants ; mais
dans nos grandes villes, il en résulterait évidemment
les plus graves désordres. Si cela avait lieu dans cette
ville seulement pendant un temps très court, vous n'auriez
plus un instant de tranquillité, par les farces bonnes
et mauvaises que vous joueraient les gamins abandonnés à eux-mêmes.
Ensuite, les jeunes ouvriers des deux sexes jouiraient d'une
liberté complète qui sans doute augmenterait bientôt
le nombre des enfants, ce qui viendrait remplir le vide que les
mesures auraient formé dans les ateliers.
(...)