De la violance
des exploiteurs
aux violences
des exploités
Pour réfléchir autrement aux réactions violentes
de travailleurs brutalement privés d'emploi du jour au
lendemain, il est nécessaire de remettre en question le
langage commun que nous employons machinalement sans voir toujours
comment les mots peuvent masquer la réalité et
parfois la trahir totalement au profit des dominants.
On connaît déjà la
formule hypocrite "donner
du travail".
, "M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique
des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui
mourraient sans lui" disait Paul Nizan dans Les
chiens de garde.
Et en plus il donne un salaire tous les mois ! Comment ne pas
se sentir redevable envers un homme aussi charitable, aussi
paternel.
Dans l'Allemagne nazie de 1942, les patrons de l'IG Farben
ne donnaient que du travail aux déportés, mais ils
le donnaient sans compter et jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Dans les sociétés libérales en voie de précarisation,
il n'est plus question que de mort économique et sociale.
Et précarisation peut devenir clochardisation. Comment
s'étonner que dans ces conditions, des travailleurs
deviennent violents.
Violence ?
Un grave détournement de sens
Il serait temps de réfléchir autrement sur ce mot
que chacun croit connaître.
Violence apparaît à la
fin du Moyen Age, notamment dans l'expression faire
violence,
avec le
sens : "agir sur
quelqu'un ou faire agir quelqu'un contre sa volonté,
en employant la force ou l'intimidation.- Forcer, obliger." (le
Robert)
Pour être
en mesure de faire violence à des individus et surtout à des
populations, il faut occuper une position de pouvoir. En
d'autres termes, il faut être un dominant : prince
en sa province, patron dans l'entreprise, propriétaire
face aux esclaves, mari du code Napoléon...
Et quand on est un dominant, on n'a pas intérêt à ce
qu'il existe un mot dévoilant la réalité de
l'oppression. Difficile de proscrire le mot. Il était
plus habile de lui donner de nouvelles significations qui ont
recouvert la signification originelle et l'ont fait oublier.
Ainsi, la
force brutale, qui n'était à l'origine que le moyen le plus
voyant de la violence, est devenue la violence elle-même, fonctionnant
comme synonyme pour agression, brutalité,
expression intense de la rage, meurtre, explosion, guerre, etc.
La réussite de cette manipulation symbolique est totale quand on utilise
le mot violences pour évoquer les explosions de dominés. La soumission
de l'opprimé relève de l'ordre établi. Qu'il rompe cet ordre
en brisant ses chaînes et en frappant le maître, voilà le
scandale. Dans la langue des maîtres devenue langue commune, le violent
n'est pas celui qui fait violence, mais le vilain qui ose se rebeller.
Comment
percevoir finement une réalité
quand
il n'y a plus de mot
pour en parler ?
Recréer un terme nouveau qui reprend le sens perdu en
l'enrichissant, c'est fournir aux dominés, un outil de clarification de
ce qu'ils subissent, un outil qui doit leur permettre la lucidité, la
réflexion et la revendication de droits nouveaux, plutôt que l'explosion
anarchique qui leur laisse le mauvais rôle et fournit aux dominants un
prétexte pour augmenter les effectifs de police et trainer en justice
ceux qui ont explosé un peu plus fort que les autres.
Les violances
Pour sortir de ce piège, j'ai dû inventer un mot nouveau : violance
(avec un a)
Les violances (de la micro-violance à la violance majeure), ce sont des
conduites qui ont pour projet (conscient ou non) de forcer, contraindre, emprisonner,
annexer, confisquer, instrumentaliser, chosifier, rendre dépendant…
Quelques exemples en vrac :
Précarisation des emplois, délocalisations, Chantage à la fermeture d'usine,
mise au placard, paternalisme, esclavage, intensification des cadences, listes noires
viol, dressage à la soumission, racket, mariage forcé,
proxénétisme,
bizutages, harcèlement, cabinet noir,
chantage affectif, effort pour rendre l'autre fou, publicité,
propagande, acharnement thérapeutique, rage de convaincre, décider à la place de l'autre, parler à la place de l'autre
Contraindre à l'avortement ou l'interdire
Contraindre à porter un foulard, une barbe ou l'interdire,
Contraindre à pratiquer une religion ou l'interdire,
Obliger des enfants à embrasser, à boire, à faire
semblant d'écouter
Culpabiliser des plaisirs innocents, faire pression lourdement
L'autre comme oreille, comme objet sexuel,
comme parure, comme nounours,comme plastron,
comme machine à laver, bâton de vieillesse, déversoir à bile
Les agressions
Quant aux actions qui ont pour projet (conscient
ou non) d'égratigner,
de blesser, de casser ou de tuer, je propose qu'on les nomme non des violences,
mais des agressions (de la micro-agression à l'agression majeure)
On sait déjà que l'agression peut être le moyen
de la violance : Par exemple, un violeur frappe souvent sa victime
pour interdire toute résistance.
Mais différencier clairement
agression et violance
permet de mettre en
lumière
ce qui a toujours été caché en tant que vérité générale
:
La
violance engendre l'agression
(ou l'auto-agression)
C'est
l'expérience que vivent en ce moment, ici et là,
des patrons et des cadres.
Ce n'est pas automatique et pour les violances majeures, la
gestation peut se prolonger pendant des années voire
des siècles comme le montrent
les révoltes d'esclaves, les jacqueries et l'Ancien
Régime accouchant
de la Révolution Française. Plus la réponse
a tardé,
plus elle semblera disproportionnée.
Et
ce n'est pas nécessairement
le violant qui en sera victime.