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Violances mineures

Extrait du livre d'Igor Reitzman
http://www.reitzman.fr/PDF/Subir/Subir_livre.pdf

     Vanessa avait gardé un mauvais souvenir de cette école où elle devait faire semblant d'écouter une foule de choses qui ne l'intéressaient pas, alors qu'elle avait tellement envie de lire et de parler de ce qu'elle lisait…
     Le sergent n'était pas méchant mais Antoine trouvait que ses ordres manquaient de fantaisie : Garde à vous ! Repos ! Garde à vous ! Repos ! Bien avant la 60ème fois, l'écœurement s'était installé...
     Raoul n'aimait guère livrer des colis chez le vieil Anatole qui ne manquait jamais de lui proposer son verre d'eau-de-vie avec une insistance mi-joviale, mi-menaçante.


La violance mineure est confiscation, chosification momentanée. Elle peut se présenter comme un incident occasionnel sans conséquence gravissime. C'est le cas par exemple lorsqu'un prosélyte veut à tout prix vous détailler ses certitudes. Ce n'est malheureusement pas la seule variété à fuir : Vous avez certainement rencontré son cousin, le pique-oreille qui dans le moment où vos sacs à provisions sont pleins, vous inflige le récit de ses aventures de vacances. Parfois il préfère vous surprendre dans votre intimité, au moment qui lui convient à lui. Il est très impatient de vous commenter - une à une - les photos de ses 6 albums familiaux... Si vous voulez faire cesser cette confiscation, vous devrez trouver une échappatoire (la fuite) ou faire face , exprimer clairement un refus, ce qui suppose une combativité suffisante non cassée par un dressage à la soumission trop efficace, non inhibée par la peur du rejet ou par des programmations du type "Tes besoins ne comptent pas - Pense aux autres d'abord"… Dans ce genre de situation, beaucoup de personnes subissent, par peur de paraître agressives, par peur de ne pas savoir exprimer autrement que de façon brutale, par peur de blesser l'autre et de recevoir en retour une réaction hostile immédiate ou à terme. "Plutôt subir deux heures d'ennui que de vivre ensuite indéfiniment dans la crainte que l'autre m'en veuille." me disait quelqu'un l'autre jour. 
On peut parler de violance mineure quand un dragueur insiste malgré le refus réitéré de l'autre, quand un quidam arrose tout le voisinage de sa musique, quand des fêtards klaxonnent avec insistance pour informer tous les solitaires que d'autres s'apprêtent à faire la noce, quand une municipalité ou un groupe de commerçants prétend animer un quartier à coups de hauts-parleurs tonitruants…

La violance du disque
de mise en attente

"Nous recherchons votre correspondant"

Si vous avez un faible pour les disques rayés, vous adorerez le disque de mise en attente standard qu'on entend maintenant dans la plupart des administrations et des entreprises. Après nous avoir généreusement offert la possibilité de leur téléphoner, elles ont mis en place une arme de dissuasion destinée à réduire la fréquence des appels.

"Nous nous efforçons de
rendre votre attente insupportable"

"Nous nous efforçons d'écourter votre attente" dit la voix, benoîtement. Mais la laideur du disque rayé qui vous est imposé même si vnous suppliez d'en être dispensé, montre à l'évidence que l'objectif est, au contraire, avant tout punitif et vise à décourager tous ces importuns qui se permettent de les déranger. Dans une société où tant de musiques merveilleuses sont depuis longtemps dans le domaine public, il faut beaucoup de cynisme et de perversité pour imposer à ses correspondants, l'insistante indigence d'un disque rayé. La violance ne tient pas seulement à la laideur du message, à son impitoyable répétition, mais aussi à l'incertitude où vous êtes du moment où un son différent enchantera votre oreille : Aurez-vous patienté 50 secondes ? 3 minutes ? 20 minutes ? Votre correspondant a-t-il été enfin retrouvé ? Ou bien êtes-vous sulement libéré par le standardiste qui estime votre punition suffisante et vous invite à rappeler un peu plus tard ?

 

La liberté de l'usager

L'originalité ici, c'est la liberté accordée à l'usager (ou au client) de choisir la durée et le niveau de la violance subie : A tout moment, vous pouvez raccrocher. A tout moment, vous pouvez réduire l'intensité du déplaisir en vous éloignant de votre combiné. Un changement de pièce vous fera du bien. Ne plus entendre, redevenir maître de son espace sonore, c'est bien ce qu'on fait immédiatement quand un programme radio ou télé nous déplait. A moins d'être des habitués de la passivité et de la résignation. L'inconvénient, c'est que vous n'entendrez pas non plus votre correspondant si d'aventure il se manifeste. Les personnes naïves réduisent la dissonance en se persuadant que ça ne sera pas long puisqu'ils s'efforcent ! Si votre vie n'est pas en jeu, si vous avez le désir de ne pas vous user prématurément, raccrochez au plus vite ! C'est de la plus élémentaire hygiène mentale. Offrez-vous plutôt un silence reposant, propice à la rêverie ou à une bienheureuse somnolence.

La violance-souvenir

Elle consiste à rappeler - en public de préférence - un événement dans lequel l'autre s'est trouvé en position ridicule ou humiliée : dans certaines familles, les fêtes sont avant tout de féroces bouquets de violances-souvenirs par lesquelles les plus âgés consolident leur domination sur les adolescents et les jeunes adultes.
" Tu te souviens de ce réveillon où tu avais tant ri que tu en avais mouillé ta culotte ?"

La violance sur confidence

Beaucoup d'abus de confiance qui ne concernent pas des biens matériels, sont en fait des violances mineures. C'est le cas par exemple du retour sur confidence qui consiste à se resservir contre l'autre de ce que, mis en confiance, il a pu nous dire. Cela peut être tentant de le faire pour étayer une confrontation, un jugement de valeur, une interprétation, un reproche, et plus généralement pour prouver qu'on a raison. On y trouve un bénéfice immédiat mais qui coûtera très cher dans le moyen et le long terme. Combien de parents se plaignent que leur enfant ne leur parle plus, ne leur raconte plus rien… Dans ce même quartier de l'abus de confiance, on rencontre les confidences trahies lorsqu'il y a divulgation d'une confidence ou dévoilement de l'intimité d'un proche…
" Ah ! Chère madame, mon petit dernier me cause bien du souci. J'ai encore été obligée de laver des draps ! Vous vous rendez compte ? A 6 ans et demi !" Le jour même – grâce au fils de la voisine, généralement bien informé - toute la classe est informée et le petit Etienne transpercé de mille flèches moqueuses…

La violance-mystification

On peut distinguer les mystifications dirigées contre des dominants ou l'une de leurs institutions (le livre de Jules Romain, Les Copains, en fournit une bonne illustration) et les mystifications dirigées contre des personnes privées choisies en raison de leur faiblesse et de leur vulnérabilité. Selon l'enjeu, la durée, le nombre des violants et des spectateurs invités à se repaître de la souffrance de la victime, c'est une violance mineure ou lourde.
Certains peut-être se souviendront de Grand-rue, du réalisateur espagnol Juan Bardem. Dans ce film, la mystification organisée par des gens qui s'ennuient, consistait à faire croire longuement à une femme qu'il y avait enfin un homme pour l'aimer. La révélation perverse du complot à l'héroïne au moment où le faux soupirant commençait à l'aimer vraiment, entraînera son suicide. (1)

 

 

(1) Une illustration de plus d'une vérité générale que je suis heureux d'avoir mise au jour (Cf. La violance mèrede l'agression ou Le concept de violence est-il un concept heuristique ? )